I. LES ORIGINES.

1. QUI SONT LES CELTES ?

S’il est une notion floue à l’esprit de la plupart des Européens contemporains, quand ils ne l’ignorent pas tout à fait, c’est bien celle de « celtique ». La définition est urgente : qui sont les Celtes ? Comment, par quel moyen, suivant quel critère les identifier ? On se heurte alors au problème, très moderne et uniquement moderne, du concept de nationalité. Est-ce ceux qui l’ont été ou qui ont voulu l’être, par la langue ou un nom hérité d’un lointain passé ? ou bien est-ce ceux qui le sont encore quand bien même, parfois, ils ne voudraient plus l’être ?

Les Helvètes devenus des Suisses sont-ils toujours des Celtes quand ils parlent allemand ou français et, s’ils le sont, le sont-ils plus ou moins, en fait, sinon en droit, que les Irlandais de Dublin qui ne parlent plus le gaélique ou que les Bretons de Haute-Bretagne qui parlent roman depuis dix siècles ? Dans le premier cas on annexe presque toute l’Europe, de la Bavière à la Bohême, ou de la Belgique à l’Italie du Nord ; dans le second, l’immense majorité des Irlandais et des Écossais n’est constituée que d’anglophones sans autre originalité et il ne reste plus de Celtes que dans quelques cantons reculés du Kerry ou du Donegal.

En France les manuels qui s’essaient à décrire « nos ancêtres les Gaulois » oublient le plus souvent de préciser qui étaient ces Gaulois par rapport aux autres Celtes dont, invariablement, l’identité est vague au point qu’elle frôle l’inexactitude. Les Grecs disaient κελτoι ou Γαλατoι, les Latins Celtae, Galli, Celtici mais jusqu’à César et Tacite, aux alentours du premier siècle de notre ère, les Anciens les ont confondus avec les Germains et il est encore malheureusement beaucoup de Français pour admettre sans sourciller que le nom des Galli dérive du latin gallus, perpétuant ainsi le calembour douteux du « coq gaulois ». Au XXe siècle encore on attribue facilement le gaélique aux Gaulois et la littérature galloise aux Bretons péninsulaires. Et nous ne dirons rien ici des mauvais romans qui prêtent à Vercingétorix et accessoirement à César des aventures dont, non seulement l’histoire ne nous dit absolument rien, mais dont il est hautement improbable qu’elles aient jamais eu lieu. Est-il si difficile de comprendre que le nom des Celtes désigne l’ensemble de l’ethnie cependant que toutes les autres dénominations, Gaulois, Gallois, Bretons, Galates, Gaëls, s’appliquent à des peuples distincts ? Quant au terme Gallo-Romains, il ne qualifie personne d’autre que des Gaulois qui ont perdu leur originalité linguistique, ethnique et religieuse au terme d’un délai bien difficile à évaluer et plus encore à préciser.

La simple définition sémantique du mot celtique appliqué tantôt à des ethnies et tantôt à des langues est déjà une affaire de spécialiste. C’est dire combien mince est l’élite pour laquelle il présente une valeur précise, indépendante de toute sentimentalité ou de tout choix personnel. Il est presque impossible, en français courant, d’obtenir la distinction correcte des termes Celte (substantif à valeur ethnique) et celtique (adjectif à valeur linguistique et religieuse). La « langue celte » est une incorrection cependant que la « femme celte » fait preuve d’un féminisme dont nous n’avons jamais trouvé la moindre trace dans nos sources textuelles (voir infra, pp. 76-78). Quant à la « celtitude », néologisme douteux, elle ressemble trop, par son suffixe et ce qu’il évoque, à une certaine « négritude » et au mépris xénophobe qu’elle entraîne.

Les Celtes occupent cependant une place immense dans l’histoire de l’Europe ancienne (et même médiévale) : il est permis de penser qu’ils sont les principaux acteurs de la protohistoire de toute l’Europe occidentale et centrale et qu’ils sont au nombre des peuples qui ont le plus préoccupé les historiens antiques. Une telle affirmation peut sembler paradoxale à une époque où les Celtes sont réduits à de petites entités historiques ou linguistiques de l’extrême occident européen. Cependant, dans la Gaule antérieure à la conquête de César, l’implantation celtique ne s’explique pas indépendamment de celle des pays voisins, Espagne, Grande-Bretagne, Italie du Nord, Suisse, Belgique, Allemagne, Europe centrale et danubienne. Et a-t-on toujours exactement évalué ou reconnu la part des Bretons, insulaires ou non, dans la politique mérovingienne, celle de l’Écosse face aux rois d’Angleterre, celle des ducs de Bretagne alliés à la Bourgogne et au Saint-Empire à la fin du XVe siècle ? L’oubli du rôle des Celtes est une constante de l’historiographie européenne, comme si l’on avait peine à croire que ces « barbares », tardivement christianisés, ont sauvé la culture classique de la nuit des temps mérovingiens, ou bien encore comme si les survivances celtiques postmédiévales étaient une fausse note de l’histoire.

Et si l’on envisage les définitions de base, la notion de « Gaule » (Gallia) en tant qu’entité géographique ou « nationale » (au sens moderne du mot), est à coup sûr un fait très ancien. Mais que représentait-elle, en tant que « patrie », pour un Gaulois ? Il n’est pas sûr que Camille Jullian, dans son Histoire de la Gaule, nous ait apporté la bonne réponse. Et quelle était son étendue géographique reconnue dans l’antiquité par les Celtes eux-mêmes ? Car il y a, entre la conception de la Gaule réduite à ses « frontières naturelles » et la complexité, sur ces mêmes frontières, des faits linguistiques et archéologiques, une discordance qui est un véritable signal d’alarme. Il n’est pas souvent opportun, à notre sens, de faire d’un terme général une application limitée et d’enfermer les Celtes au premier siècle avant notre ère entre la Garonne et la Seine. En brève illustration nous pourrions dire que la question de savoir si les porteurs de la civilisation de Hallstatt, entre le Xe et le Ve siècle avant notre ère, étaient ou n’étaient pas des Celtes a autant de sens que celle de la nationalité française de Clovis au début du VIe siècle. Clovis a été français puisque la Gaule est devenue la France mais, à son époque, on n’y pensait guère car le futur historique est une inconnue qui ne s’anticipe pas. Les Celtes parlaient celtique mais il n’y avait pas encore, il n’y a jamais eu, d’empire celtique unifié.

Il y a eu un Empire celtique, non pas politique mais linguistique, religieux, artistique, non pas historique puisque, des événements qui ont jalonné sa longue existence, nous ne savons que des bribes insignifiantes, mais néanmoins très tangibles. Nous avons suffisamment de preuves de sa réalité légendaire : la première est le Celticum d’Ambigatus dépeint par Tite-Live qui relate la fondation de Milan (Mediolanum) en Gaule cisalpine et, par la rencontre d’un mythe celtique et d’un historien romain, ce fait mythique historicisé commence à situer la position des Celtes par rapport à l’histoire.

2. L’EXPANSION INDO-EUROPÉENNE.

Car les événements les plus lourds de conséquences pour l’histoire de l’humanité se sont produits en dehors des limites accessibles de l’histoire elle-même, il y a quatre ou cinq millénaires peut-être, quand des masses conquérantes parlant toutes des langues apparentées (sinon la même langue, fait improbable, mais que nous n’avons pas les moyens de vérifier) quittèrent, pour des raisons que nous ne connaîtrons jamais (changement de climat, surpeuplement, luttes politiques, querelles religieuses ?), une région du nord de l’Eurasie qu’il est préférable de ne pas localiser sur la carte avec un trop grand luxe de précision. Admettons qu’il reste un souvenir de cet habitat arctique dans la conception septentrionale des origines des Túatha Dé Dánann irlandais et, en un autre genre, dans le nom d’Hyperboréens dont les Grecs ont usé pour désigner les Celtes (ou les Germains) de l’Europe nord-occidentale. Mais ce n’est pas dans le nord de l’Europe – preuve que le mythe et l’histoire ne coïncident pas obligatoirement – que les Indo-Européens apparaissent pour la première fois dans la réalité matérielle, c’est seulement vers la fin du troisième millénaire avant notre ère, dans ce creuset des civilisations qu’a été le Moyen-Orient, bien après les Sémites, les Sumériens et les Élamites. S’ils ne sont pas décelés plus tôt, c’est très probablement parce qu’ils ont adopté l’écriture au contact des Sémites et n’ont laissé aucun témoignage antérieur à cet emprunt.

Au fur et à mesure de leurs conquêtes, étagées sur des siècles, les arrivants firent disparaître ou assimilèrent les populations antérieures qui ne subsistèrent que dans les refuges les plus reculés (Caucase, Pyrénées, Laponie). Ce sont les invasions indo-européennes et la recherche a fini par identifier quelques points sensibles : le Turkestan, où les envahisseurs se maintiendront jusqu’au Xe siècle de notre ère malgré les Chinois et les Mongols ; l’Inde où, à l’arrivée d’Alexandre, ils sont installés depuis de nombreux siècles sur les rives du Gange ; le bassin oriental de la Méditerranée, où les anciennes annales égyptiennes enregistrent l’irruption des Hyksos et où la très vieille civilisation crétoise succombe au premier choc des Achéens et des Doriens.

Cette expansion indo-européenne, qui n’est pas immanquablement un fait de haute culture, a conduit Alexandre jusqu’en Bactriane et les Romains jusqu’en Égypte et en Asie Mineure. Elle a repris à la fin du moyen-âge avec la conquête des Amériques et, du XVIIe au XXe siècle, elle a ébranlé l’Asie et l’Afrique, où elle s’est heurtée à des civilisations anciennes qui l’ont usée par leur force d’inertie. Gardons-nous d’y voir les hordes innombrables, hurlantes et dévastatrices de certains films. Les Espagnols qui ont conquis le Mexique étaient quelques centaines et les premiers Américains à peine quelques milliers. Les bandes germaniques des grandes invasions qui ont ravagé la Gaule ont fini par s’y établir et miner par l’intérieur le gigantesque édifice de l’Empire romain. Elles étaient beaucoup plus faibles, numériquement, que les « Gallo-Romains » et on avait commencé par les intégrer dans les ailes de cavalerie de l’armée romaine.

C’est à des faits historiques de ce genre qu’il convient de réfléchir pour avoir une compréhension approchée de ce qui a pu se passer. Les Celtes ont été la vague occidentale des nouveaux arrivants et ils ont repoussé, détruit ou assimilé tout ce qui leur était antérieur. Nous ne dirons pas qu’il n’a rien existé avant eux et qu’il n’a rien subsisté après eux, mais nous n’en trouvons plus aucune trace sensible ou discernable autrement que dans l’outillage lithique des temps préhistoriques et dans les mégalithes qui sont bien plus anciens que la présence celtique. Les Celtes participent à part entière au phénomène indo-européen, lequel est, aux origines, le mur extrême contre lequel bute l’histoire, mur qu’on ne franchit pas sans verser dans le hasard des hypothèses et des reconstructions approximatives ou imaginaires. Après, nous savons quelque chose, avant nous ne savons rien, hormis la vie matérielle rudimentaire ou végétative.

Là est le fait essentiel : il ne nous est jamais venu à l’esprit que l’on pourrait faire sérieusement la part des pasteurs néolithiques dans la formation d’une « race » celtique ou que l’on discernerait une ascendance paléolithique dans la coutume celtique de couper la tête de l’ennemi mort. Tout cela reviendrait à nier implicitement la réalité brute des invasions indo-européennes. Prétendre, comme on le fait encore quelquefois, que les Gaulois ne sont pas les seuls ancêtres des Français parce que, avant eux, il y a eu les pasteurs et éleveurs néolithiques, cela est une banalité inutile. Il est préférable de constater que les Celtes ou Gaulois de l’antiquité continentale sont aussi les ancêtres d’une partie des Allemands, des Belges, des Suisses, des Italiens et même des Espagnols et des Portugais. Il ne faut pas trop manier l’argument « substratique » quand on ne sait pas de quoi est fait le substrat ethnique ou linguistique. Nous savons quelle langue était parlée en Gaule avant le latin mais nous ne savons pas quelle langue on y parlait avant le celtique. La meilleure supposition admissible serait encore que les prédécesseurs immédiats des Celtes en Europe ont été les constructeurs de mégalithes. Cela obligerait peut-être à trop de bouleversements dans les chronologies archéologiques. Mais qui étaient les peuples de l’âge du bronze s’il faut en exclure les Celtes ? La question, au moins, est permise.

3. LA COMMUNAUTÉ INDO-EUROPÉENNE.

Le terme « indo-européen » ne constitue donc qu’une désignation idéale, plus linguistique que géographique, appliquée généralement par approximation à des groupes de peuples dont, en plus d’être très mal connue, la protohistoire est mal délimitée : le concept indo-européen est envisagé très différemment selon que le point de vue est celui du linguiste, de l’archéologue ou de l’anthropologue. Mais de l’anthropologie il sera à peine question ici car les types physiques qui caractérisent la plupart des populations européennes ne peuvent être qualifiés de « raciaux ». Et il n’y a pas d’archéologie indo-européenne commune. Cela doit suffire, définitivement, pour qu’on ne puisse associer le fait indo-européen, ou le faire servir, à une quelconque idéologie contemporaine.

Avant de proposer une définition des Celtes, il est donc nécessaire de préciser que le « monde » indo-européen consiste beaucoup moins en une unité politique, linguistique ou économique, qu’en une certaine façon de vivre et de penser qui suppose une forte parenté initiale. C’est, dans le cadre d’une communauté d’institutions et de croyances – suffisamment attestées de l’Inde védique à l’Irlande préchrétienne en passant par Rome et la Germanie – une koiné, devenue assez vaste et assez lâche pour tolérer d’innombrables antagonismes ou contrastes à côté de simples différences. Ce qui est mythe dans l’Inde et chez les Celtes est devenu mythe et histoire à Rome. Ce qui est mythique et cosmique en Irlande est national et contingent chez Tite-Live. Les mêmes schèmes sont traités différemment, les mêmes mots peuvent avoir perdu une partie de leur substance ou ne plus avoir la même orientation sémantique.

Mais depuis la fin de l’antiquité les Européens ont adopté et propagé une conception romaine de l’État qui gêne l’appréciation du fait indo-européen primitif, comme elle empêche de juger sainement les faits celtiques. On a oublié que la nature humaine, capable de concevoir l’unité, répugne à l’uniformité : simple principe de bon sens qui rejoint toutes les constatations de l’histoire. La conséquence en est l’acceptation de critères matériels inadéquats, presque toujours de piètre valeur : en pleine époque contemporaine encore les Celtes sont condamnés à l’oubli, au mépris ou, ce qui est pire, à l’incompréhension parce qu’ils n’ont pas créé les cadres politiques rigides qui asservissent l’individu à l’État. Les Européens contemporains ne comprennent pas plus l’attitude de résistance passive de l’Inde en face de tous ses conquérants qu’ils n’excusent les Celtes de ne pas avoir formé de grands États. Or, il est peu probable, si l’on en juge par les exemples grecs, celtiques, germaniques ou hindous, que la réalité indo-européenne initiale ait été aussi étatique que l’imperium (mot qui exprime au départ la notion de « commandement ») romain qui est, dans sa conséquence ultime, l’asservissement du spirituel au temporel.

Il est encore moins probable qu’elle ait été conforme à l’image simpliste de violence et de barbarie que l’on s’efforce trop souvent d’en présenter. La destruction de l’Irlande chrétienne au IXe siècle par les Norvégiens et les Danois n’est pas toute la Scandinavie et cela n’efface ni les Eddas ni les sagas. Virgile et Ovide ne sont pas responsables des massacres perpétrés par Jules César en Gaule. Le monde indo-européen est ainsi avant tout un ensemble de langues et de cultures dont, qu’on le veuille ou non, les Celtes font partie intégrante, ne serait-ce qu’à titre de substrat ayant laissé des souvenirs très concrets.

4. LES MOUVEMENTS CELTIQUES.

Les Celtes ont donc fait partie des envahisseurs arrivés en vagues successives, probablement en ce qui les concerne à partir du deuxième millénaire avant notre ère, en Europe occidentale, et le celtique est la langue la plus ancienne à laquelle on puisse remonter dans le domaine géographique qui leur est attribuable.

Mais le moindre inconvénient de leur histoire est qu’ils ont négligé de l’écrire. Quand les premiers historiens grecs apparaissent, vers la fin du VIe siècle avant J. -C, ils nous font tout juste assister à la fin du bouleversement initial : les Celtes sont installés et ils ne font qu’ajuster ou élargir leurs frontières. Il faut le recoupement d’Hérodote et d’Hécatée de Milet pour que nous sachions qu’ils occupaient, vers les débuts du Ve siècle, les sources du Danube et les confins de la Ligurie, aux environs de Marseille. Tout cela est parfois, même chez les Grecs, d’une imprécision qui transforme l’histoire en légende. En tout cas il est nécessaire maintenant de réviser les dates traditionnelles dans le sens du vieillissement : au Ve siècle, les Celtes étaient installés depuis longtemps en Europe occidentale.

C’est plus tard que l’histoire relate des événements plus concrets : invasion de l’Italie du Nord au début du IVe siècle, prise de Rome en 390, incursions dans les Balkans et sac de Delphes en 289 avant J-C, fondation de la tétrarchie galate en Asie Mineure, colonisation belge en Grande-Bretagne, immigration bretonne en Armorique à une époque mal déterminée, entre les IVe et VIe siècles de notre ère.

Mais le détail reste vague : de toute façon la formation des ethnies est beaucoup plus ancienne que les auteurs latins et grecs ne le laissent parfois entendre et elle échappe à toute investigation sérieuse. On doit tenir pour assuré que les Celtes formaient un groupe déjà cohérent et organisé à une époque très antérieure de la protohistoire. Aussi bien que la Gaule et les îles Britanniques, mieux et plus anciennement peut-être, leur berceau a été l’Allemagne du Sud et la Bohême. Il n’est pas impossible, il est même probable qu’ils y ont été installés dès l’âge du bronze, au second millénaire.

Qu’est-ce cependant qu’une ethnie aux époques les plus reculées que notre entendement puisse concevoir ? On ne croit plus beaucoup, actuellement, à l’uniformité primitive du monde indo-européen, concept théorique plus que fait contrôlable par l’histoire : sans trop s’avancer, on pense prudemment à des ensembles complexes, à des interpénétrations de civilisations, de populations, de langues, à des influences de vocabulaire. Le groupe celtique, comme chacun des autres, aurait émergé peu à peu du chaos. C’est ainsi que les Celtes auraient été précédés de « Proto-Celtes ». Mais nous ne savons absolument pas comment les choses se sont passées il y a entre quatre et cinq mille ans, époques où les seules archives connues sont chinoises ou égyptiennes, voire mésopotamiennes. En quoi consiste la différence entre un Celte et un « Proto-Celte » ? Le vieil-haut-allemand de Notker serait-il du « proto-allemand » et le français de Rutebeuf du « proto-français » ? À titre de comparaison, et pour mieux fixer les idées, on pourrait encore poser la question suivante : de combien de temps les pays d’Europe occidentale ont-ils eu besoin pour devenir des États politiquement constitués ? Et combien d’ethnies ont participé, volontairement ou non, à la formation de chacun d’eux ?

Car, malheureusement, toutes ces populations de la pré-et de la protohistoire indo-européenne semblent avoir été très remuantes, promptes à la migration et, hélas, à la disparition dans le grand trou noir de l’oubli. Nous avons la première image historique frappante des grandes invasions à la fin de l’antiquité, les Völkerwanderungen ou grandes invasions germaniques. Dès l’époque la plus lointaine que l’on puisse envisager, le processus de formation linguistique est lui aussi achevé : quand nous évoquons les Grecs, les Latins, les Germains ou a fortiori les Celtes, nous pensons à des gens parlant grec, latin, germanique ou celtique bien avant d’évoquer les aspects matériels des cultures qui les différencient. Cette façon de voir, qui est par surcroît une précaution, nous évite d’avoir à prendre en considération les énormes disparités de niveau ou de degré de conscience politique qui creusent un fossé profond entre la « tribu » (mot de toute façon inexact) celtique ou germanique, la cité grecque et la ville romaine. L’antiquité ignore des Celtes qui n’auraient pas ou n’auraient plus parlé celtique : quand, au début du processus d’assimilation culturelle, Strabon parle, sans mépris ni condescendance, des Gaulois en voie de roma-nisation ou d’hellénisation dans la province de Narbonnaise, il éprouve le besoin de préciser que, pour lui, ce ne sont plus des barbares.

Nous devons ajouter, nous, maintenant, que chaque fois que nous pouvons la suivre, la romanisation progresse avec l’urbanisation et avec la christianisation, l’une appelant les deux autres, et qu’elle est la preuve ou le signal d’une triple rupture, linguistique, politique et religieuse avec le passé celtique. Les Gallo-Romains, c’est-à-dire des Gaulois ayant perdu peu à peu toute conscience de leur celticité ont cessé de parler gaulois entre le VIe et le VIIe siècle, selon le lieu ou la classe sociale, et ils ont fini par se prendre pour des Latins.

Dans toute l’histoire européenne antique la langue est le signe, la marque de ce que nous appelons la « nationalité » et, en dehors de la langue, il est impossible de mettre au point un critère d’identification exact. Nous devrons donc nous servir en premier lieu des informations apportées par la philologie et la linguistique, compte tenu des réserves qu’implique le recoupement interdisciplinaire. Le fait linguistique étant en effet le seul qui offre une prise directe à l’observation, la méthode devra s’adapter à cette constatation.

Toute déviation serait catastrophique : le savant irlandais Thomas O’Rahilly, vers 1946, a ainsi commis l’erreur d’interpréter au pied de la lettre et de prendre pour de l’histoire l’adaptation gaélique des six âges de l’humanité transformés en cinq vagues d’invasion. Parce que les Fir Bolg (voir infra) sont, dans la liste des annales légendaires, antérieurs aux Goidels, il a inventé l’antériorité du peuplement brittonique de l’Irlande et émis l’hypothèse insoutenable d’une invasion goidélique contemporaine de la conquête de la Gaule par César. Comme les Goidels sont, dans le Livre des Conquêtes, censés venir d’Espagne, on ne peut s’empêcher d’être surpris qu’aucun historien antique n’ait remarqué un événement aussi considérable. Cette énorme bévue, qui est contredite par toutes les preuves linguistiques et archéologiques, est malheureusement assez fréquemment retrouvée dans des manuels généraux.